mardi 1 mars 2016

Episode 13 - Une histoire sur vous


Voici une histoire sur vous, dit l’homme à la radio. Et vous êtes ravi, parce que vous avez toujours voulu entendre parler de vous à la radio.

Bienvenue à Valnuit



Voici une histoire sur vous.
Vous vivez dans une caravane, à proximité de la concession automobile, à deux pas de la maison de la vieille Josette. De temps à autre, elle vous fait signe quand elle sort chercher le courrier ou à manger pour les anges. De temps à autre, vous répondez à ses saluts.

Vous n’êtes pas un voisin horrible, dans l’ensemble.
La nuit, vous pouvez apercevoir la lumière rouge qui clignote tout en haut de la tour de la radio. Un minuscule tourbillon d’activité humaine à l’encontre de la toile de fond impeccable cousue d’étoiles et de vide. Vous vous assiérez sur les marches de votre caravane, tournant le dos à la luminosité de la concession automobile, regardant la tour radio durant des heures. Mais seulement parfois. Le plus souvent, vous faites d’autres choses.

Cette histoire est sur vous.
Vous n’avez pas toujours vécu à Valnuit. Vous viviez quelque part ailleurs, où il y avait plus d’arbres, plus d’eau. Vous écriviez des campagnes de vente directe par email pour des entreprises, vantant leurs produits. « Cher résident », écriviez-vous souvent. « Enfin des bonnes nouvelles dans ce monde morne ! Finalement une bonne raison pour ne pas vous suicider ! » Ensuite, vous effaciez cela et écriviez quelque chose d’autre, et ce serait envoyé, et cela ne serait lu par personne.
Vous aviez une amie, et ensuite une petite amie, et ensuite une fiancée - la même personne. Elle faisait le dîner, mais parfois, parfois, c’était vous qui cuisiniez.

Vous aviez souvent des gestes d’affection.
Un jour, alors que vous marchiez de la boîte en verre qu’était votre bureau vers votre vieille Ford Cougar, vous avez eu une vision. Vous avez vu une planète au-dessus de vous, d’une taille démesurée, que n’éclairait aucun soleil. Un titan invisible, tout de denses forêts noires, de montagnes déchiquetées et de profonds océans tourmentés.
C’était si loin.
Si désolé. Et si impossiblement, atrocement sombre. Et ce jour là, vous n’êtes pas rentré à la maison. Au lieu de ça, vous avez roulé. Vous avez roulé longtemps et, pour finir, vous vous êtes retrouvé à Valnuit et avez arrêté de rouler. Vous avez été hanté, depuis lors, par la facilité avec laquelle on pouvait quitter sa vie et le nombre si faible de répercussions. Vous n’avez jamais eu de nouvelles de votre fiancée ou de votre boulot. Ils ne vous ont jamais cherché, ce qui ne semble guère probable ou peut être que, parce que c’est Valnuit, vous ne pouvez être trouvé.
La liberté totale.
L’absence de conséquences.

Cela vous terrifie.
Vous avez un nouveau boulot, désormais. Tous les jours sauf le dimanche, vous roulez pour aller jusqu’aux causses de sable et, là, s’y trouvent deux camions. Vous déplacez des caisses en bois d’un camion à l’autre tandis qu’un homme en costume surveille en silence. C’est un homme différent à chaque fois. Parfois, les caisses tictacquent. Le plus souvent, elles ne le font pas. Quand vous avez fini, l’homme en costume vous remet une somme en liquide, elle aussi différente à chaque fois, et vous rentrez à la maison.


C’est le meilleur boulot que vous ayiez jamais eu.
Sauf qu’aujourd’hui...c’était différent.
Vous déplaciez les caisses. L’homme en costume, un étranger, surveillait. Mais alors, et ce n’était jamais arrivé auparavant, l’homme a reçu un coup de fil. Il s’est un peu éloigné pour le prendre. « Oui, monsieur ! » a-t-il dit et « Non, monsieur ! ». Il a aussi poussé des cris de faucon. Ce n’était pas extrêmement intéressant.


Vous déplaciez des caisses.

Mais soudain, une pulsion… une pulsion atroce s’est emparée de vous et, pour aucune autre raison que celle d’être piégé par la liberté de faire ce que vous voulez de votre vie, vous avez pris une des caisses, et l’avez rangée dans votre coffre. Quand l’homme vous a rejoint après son coup de fil, vous aviez achevé votre tâche. Il vous a donné l’argent - c’était presque cinq cent euros, la deuxième plus grosse somme que vous ayiez reçue - et vous êtes rentré à la maison, avec la caisse dans le coffre. Quand vous êtes rentré, vous avez pris la caisse dans votre caravane pour la poser dans la cuisine. La caisse ne tictacquait pas. Elle ne faisait aucun bruit. Rien ne faisait de bruit sauf vous, inspirant et expirant. Vous avez fait le dîner (vous faites toujours le dîner), la lumière rouge clignotait à la limite de votre vision, un message qui était là et puis qui n’y était plus, et que vous ne parveniez jamais à comprendre tout à fait. Vous vous êtes demandé combien de temps cela prendrait avant qu’une caisse vienne à leur manquer. Vous ne vous êtes pas demandé qui « ils » étaient. Certains mystères ne sont pas des questions qui doivent recevoir réponse mais, simplement, une sorte de fait opaque - une chose qui existe seulement pour rester inconnue.
Ce qui nous ramène à maintenant. À cette histoire.



Cette histoire qui parle de vous.
Vous écoutez la radio.


Le présentateur parle de vous.

Et c’est là que vous entendez autre chose, un hurlement guttural loin dans la garrigue et vous savez alors que l’absence de la caisse a été découverte. La caisse, eh bien, elle reste posée. C’est tout. Sur le sol de la cuisine. C’est tout. Elle est chaude, plus chaude que l’air qui l’entoure. Elle sent fort la terre, un peu comme de la cannelle fraîchement moulue. Et quand vous posez votre oreille contre le bois brut chaud, vous entendez un doux vrombissement - une mélodie indistincte. Elle ne semble pas difficile à ouvrir. Il vous suffirait de retirer quelques clous.

Vous ne l’ouvrez pas.
Vous décidez, à la place, d’aller au restaurant 24/7 Clair de Lune vous prendre une part de tarte. Le vent est chaud, comme toujours, et sent le miel et la boue. 

La nuit, c’est votre moment favori.
La journée ne fait qu’amener une chaîne de sensations visuelles, dont plus aucune ne fait sens, pour vous, désormais. La vie est devenue floue, libre de conséquences. Alors que vous roulez, vous éteignez les phares, un instant. À cet instant, vous ressentez à nouveau, au dessus de vous, plus vraiment loin, cette planète démesurée, que n’éclaire aucun soleil. Un titan invisible, tout de denses forêts noires, de montagnes déchiquetées et de profonds océans tourmentés. Vous ne voyez rien à part la faible lueur de la lune sur votre tableau de bord mais vous savez que cette planète est là, dehors - bayant aux espaces invisibles.

L’instant s’enfuit.
Vous rallumez vos phares et, tout ce que vous voyez, c’est une route. Rien que de l’asphalte. Seulement ça. Et vous passez un homme secouant des drapeaux de signalisation indiquant que la limite de vitesse pour ce tronçon est 70. Le 24/7 Clair de Lune est d’un vert radieux, une tranche de lumière mentholée dans les ténèbres torrides. Vous plissez les yeux en le regardant, comme si ça les blessait, sauf que cela ne les blesse pas. Vous vous garez près de la porte d’entrée. Un homme roule au sol, ses yeux aveugles larmoyants, murmurant les mots « utérus de boue » encore et encore. Mais vous n’avez pas l’argent pour lui donner un pourboire, alors vous entrez. La radio vous parle d’une voix apaisante depuis les haut-parleurs bourdonnant coincés dans le plafond en dalles de mousse.

Elle raconte une histoire sur vous. Votre histoire, enfin.
Un homme se glisse en face de vous dans le stand. Vous le reconnaissez vaguement, bien qu’il semble considérablement différent désormais. C’est l’homme qui semblait être d’origine slave mais qui s’habillait comme une absurde caricature de chef indien et se faisait appeler le pisteur apache. Sauf que maintenant, et vous ne pouvez le rater, il s’est réellement transformé en amérindien.

Vous vous demandez si cette tarte finira par arriver.
Le pisteur apache sent le terreau et la sueur. Il se penche par dessus la table et effleure votre main. Vous ne retirez pas votre main, parce que vous savez que cela n’aura aucune conséquence.

« Вы в опасности », dit-il, « Они идут ».

Vous hochez la tête. Il tapote sur la table. Puis, serrant ses épais sourcils et pinçant ses lèvres, il se penche et tape sur le sol. Vous hochez encore la tête. « Je pense que ma tarte est arrivée », dites-vous inutilement, puisque la tarte est clairement visible devant vous. Vous n’avez pas commandé de la tarte invisible. Vous détestez la tarte invisible. Il regarde longuement la tarte et puis laisse son souffle siffler lentement via son nez.

« Они придут снизу. Пироги не помогут ».

Il s’en va. Quel trou du cul, ce type !
Vous finissez votre part de tarte et demandez l’addition. « L’addition, s’il vous plaît », dites-vous, murmurant dans votre verre comme il est de coutume, avant de soulever le plateau de dosettes de sucre pour la trouver, remplie et prête à être payée. Vous laissez quelques euros sur l’addition, la placez sous les sucres, attendez le bruit de déglutition et quittez le restaurant. La serveuse hoche la tête pendant que vous partez, mais pas dans votre direction. Elle hoche lentement la tête au rythme d’une musique qu’elle est la seule à entendre, ses yeux suivant la ligne courbe des néons situés au-dessus du menu.

Alors que vous démarrez la voiture, l’homme dit quelque chose au sujet de la météo.
[Les Yeux Fermés par Dagara]

La caisse se trouve dans votre cuisine, là où vous l’avez laissée, et vous vous mettez à genoux pour mieux la prendre dans vos bras. Elle est devenue plus chaude - brûlante, même. Elle continue de ne pas tictacquer. Rentrer à la maison ne vous a pris qu’un instant. Maintenant que vous y pensez, y avait il d’autre voitures sur la route ? Où sont passées toutes les voitures ? L’homme avec les drapeaux de signalisation indiquant la vitesse limite - il n’était plus là non plus.

Votre coeur se met à tambouriner.
En vous interdisant toute pensée errante qui pourrait vous traverser l’esprit et vous retarder, vous attrapez la caisse et la jetez dans votre coffre. Vous démarrez et la radio prend vie dans un déclic - juste au moment où le présentateur explique que votre radio prend vie dans un déclic. Quelle direction, maintenant ?

Vous ne savez pas mais vous y allez néanmoins.
Une paire de phares, une paire d’yeux et deux mains tremblantes, fonçant à travers la ville silencieuse. Derrière vous, vous voyez les projecteurs d’un hélicoptère, qui balaient votre caravane. Il y a des sirènes. Un nuage violacé recouvre la ville, scintillant parfois alors qu’il pivote. La totale. Vous passez devant le 24/7 Clair de Lune - encore illuminé et empli de gens mangeant lentement ce qui ne semble bon que tard dans la nuit - ainsi que le complexe de bowling et salle d’arcade « fleur de la garrigue » de Théo Martin - qui a décidé non seulement de verrouiller mais aussi de barricader ses portes après la fermeture. Vous passez devant la mairie qui, comme toujours, est entièrement voilée, la nuit, de velours noir. Roulant toujours plus loin, suivant l’attraction d’une lune distante et incertaine, vous passez devant la concession automobile (où les vendeurs ont été mis de côté pour la nuit) et la maison de la vieille Josette (où le seul indice que ce petit foyer sans prétention pourrait être un lieu de résidence angélique est le puissant halo de lumière divine qui l’entoure, ainsi que le panneau, devant, qui dit « Résidence pour anges »). Et la ville est derrière vous, et vous êtes dans la garrigue, puis sur les causses de sable. Sur le bord de la route, vous apercevez un homme, qui tient un cactus dans une main et une paire de ciseaux dans l’autre. Il agite les deux à votre passage et hurle.

Et là, vous êtes seul.
Seulement vous, et le désert. Vous arrêtez la voiture et sortez. Des gravillons crissent dans le sable en réponse à vos mouvements. La radio murmure derrière les portes fermées de la voiture. Les phares n’illuminent qu’une poignée de plantes dispersées et les yeux grands yeux muets d’un quelconque animal nocturne. Regardant derrière vous, vous voyez la poche de lumière qu’est votre Valnuit. Le nuage violet, qui maintenant flotte au-dessus du coeur de la ville, fait pénétrer ses vrilles dans les bâtiments puis en ressort.

Vous entendez des cris et des détonations.
Vous ouvrez le coffre et posez une main sur la caisse. Une forme de vie y pulse. Toujours pas de tictac, toutefois.

Vous regardez derrière vous.
Plusieurs immeubles sont en feu. Des foules de gens flottent dans les airs, maintenus là par des rayons lumineux et luttant faiblement contre une puissance qu’ils ne peuvent même envisager de comprendre. Le sol tressaille, comme s’il venait d’être surpris. C’est si calme, au moment où ça finit par arriver. Vous voyez la voiture noire bien avant qu’elle n’arrive. Elle s’arrête à proximité et deux hommes en sortent.

Vous ne vous mettez pas à courir. Eux non plus.
« Comment m’avez vous retrouvé ? » leur demandez-vous.
« Tout ce que vous faites est diffusé à la radio, on ne sait pas pourquoi. Ça a facilité les choses », répond l’un des hommes, celui qui n’est pas grand.
« Ouais », dites-vous, « je comprends, maintenant ».
« Avez-vous l’objet ? », demande l’homme qui n’est pas grand.
Vous ne dites rien.
L’homme qui n’est pas grand fait signe à l’homme qui n’est pas petit, et celui-ci vous dépasse, regarde dans votre coffre er hoche la tête.
« Encore plus facile » dit l’homme qui n’est pas grand.

Il y a un clic inattendu. Une des portes arrières de la voiture noire s’est ouverte et votre fiancée en est sortie. Ses yeux sont humides, comme la nuit où vous êtes parti. Elle ne semble pas avoir pris une ride mais, en même temps, vous êtes incapable de vous rappeler combien de temps ça fait. Est-ce que ça aurait pu être la semaine dernière seulement ? Ou est-ce que c’était il y a dix ans ?
« Pourquoi ? » demande t elle. « Pourquoi ? Pourquoi ? »

Vous ne savez que répondre.
L’homme qui n’est pas petit s’approche de vous et vous presse un couteau sur la gorge. Personne ne dit rien. Votre fiancée secoue la tête. Ses yeux sont vides. Brisés. Bouillonnants. La radio raconte tout ça au moment où ça se produit. Vous l’entendez faiblement à travers la porte de la voiture.

Vous ne cessez de sourire.
D’un seul coup, les conséquences. D’un seul coup, vous n’êtes plus libre. Tout revient. D’un seul coup. La vie - fatiguée, délavée - redevient claire. La lumière rouge de la tour continue son clignotement au loin et chaque message dans ce monde a un sens. Tout prend un sens et vous allez enfin être puni. 

Vous ne parvenez pas à vous souvenir d’un instant où vous avez été plus heureux.
Votre fiancée remonte brusquement dans la voiture. Aucun des hommes ne semble avoir fait attention à elle. L’un d’entre eux ouvre la caisse en quelques coups et en sort une délicate maison miniature. Les heures qui ont probablement été passées à la construire ! Chaque détail est présent. Dans la maison vous pensez avoir aperçu fugitivement des lumières et du mouvement.
« Intacte » déclare l’homme qui n’est pas grand.

Vous lui faites un grand sourire.
Le couteau se fait plus pressant sur votre gorge mais ça ne fait pas mal. Vos yeux errent et vous apercevez au-dessus de vous la sombre planète démesurée perchée dans le vide sans étoile ; un titan invisible, tout de denses forêts noires, de montagnes déchiquetées et de profonds océans tourmentés. 
Un monstre. 
En rotation. 
Silencieux. 
Oublié. 
Si proche, maintenant.
Vous la voyez juste au-dessus de vous. Peut être même que, si vous essayiez très fort, vous pourriez la toucher.

Vous tendez la main…
C’était votre histoire. La radio passe à autre chose - les nouvelles, le trafic, les opinions politiques et les corrections d’opinions politiques. Mais il y a eu une fois, un jour, un unique jour, durant lequel il n’y a eu qu’une histoire.

Une histoire sur vous.
Et vous avez été ravi parce que vous aviez toujours eu envie d’entendre parler de vous à la radio.
Bonne nuit, Valnuit. Bonne nuit.

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Bienvenue à Valnuit est une traduction bénévole de Welcome to Night Vale, une production Night Vale Presents. Le texte original est écrit par Joseph Fink et Jeffrey Cranor. Cet épisode a été traduit par l’équipe des Valnuitains et produite par Kobal. La voix française de Cecil, Emile, est Kalysto.
Le générique est de Disparition. Il peut être téléchargé sur disparition.info
La météo de cet épisode était Les Yeux Fermés par Dagara.
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